De multiples pistes se croisent dans ce livre à la fois original, érudit et fécond qui sait se dégager des conventions et révérences habituelles pour considérer les modes d’exercice de la stratégie au début du XXIe siècle. Et tout d’abord, les pistes des deux auteurs : d’un côté, un agrégé d’histoire, féru de technologie militaire et de dialectique nucléaire, rompu aux rapports de force stratégiques actuels et de l’autre, un officier de marine suédois, ancien commandant d’unités de surface, breveté à Paris et Stockholm, conseiller militaire chez les diplomates de son pays et chef du bureau stratégie de l’état-major militaire européen.
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Il y a la piste bien balisée de l’histoire moderne avec le rappel de la grammaire stratégique ancienne qui établit « le politique, l’Etat et la guerre » (chapitre 1) suivie d’une réflexion complète et documentée sur la stratégie et les différents modes, calculs et combinaisons qui articulent « Politique, Guerre et Stratégie » (chapitre 2). « La puissance militaire hier et demain » examine alors les rapports complexes entre l’institution militaire et ses mandants ou interlocuteurs, le pouvoir politique, la société civile, le peuple d’où découlent les modes d’exercice du commandement de la guerre et les critères de l’efficacité stratégique (chapitre 3).
Ceci posé vient alors le cœur, la voie royale de cet ouvrage solide et didactique, l’approche de la Guerre : une réflexion sur « les fonctions de la Guerre » (chapitre 4), une seconde sur la « Morphologie de la Guerre » (chapitre 5) et une dernière sur « les parties constitutives de la Guerre » (chapitre 6). Ces trois chapitres très denses entremêlent des données conceptuelles, des principes militaires et des expériences opérationnelles récentes montrant à quel point les stratégies de guerre se diversifient, s’entremêlent, se recomposent ; Combien leurs buts se recombinent, leurs modalités s’alimentent partout, au droit, aux technologies, aux passions ou aux calculs ; Combien les voies et moyens choisis prennent en compte les coûts et peuvent conduire à ces infra-guerres, hybrides, limitées, celles que le général Poirier hésitait à nommer ainsi. Ces trois chapitres sont à méditer par tous ceux qui pensent qu’elle n’est qu’un art simple et tout d’exécution, tant ses diverses formes sont ici détaillées presqu’avec gourmandise par les auteurs. Ils donnent à penser à tous ceux qui estiment que la Guerre, ce caméléon, a génétiquement muté et ce, de façon définitive, depuis que l’arme nucléaire a débouché sur la scène militaire en 1945 puis sur la scène stratégique un peu plus tard.
C’est précisément le fil directeur que suit l’ouvrage qui aborde ensuite une vaste étude titrée « Stratégie et guerres nucléaires ». Ce chapitre 7 distingue deux parties : la première classique qui expose les « principes généraux » et raconte le récit nucléaire stratégique tel qu’il se présente aujourd’hui à l’historien de la Guerre froide ; la seconde plus audacieuse qui explore une thématique relevant du refoulé stratégique sous le titre « des guerres connues aux guerres envisageables » en exposant des situations d’affrontements militaires en présence, ou non, directe ou indirecte, d’armes nucléaires. Le constat de la valeur dissuasive préservée de la riposte nucléaire demeure, on s’en rassure.
Trois chapitres vont ensuite passer en revue un certain nombre de domaines essentiels mais connexes. « Qui fait la guerre, avec quelles armées » (chapitre 8) qui traite de l’évolution sociologique du guerrier, de sa déshumanisation progressive, de sa robotisation entrevue. Puis « les domaines de la stratégie militaire » (chapitre 9) qui expose les nouveaux théâtres fluides d’affrontements compétitifs où les forces se mesurent dans des jeux de go. Et enfin « pour une théorie générale de l’économie politique de la guerre moderne » (chapitre 9) qui conclut sur la dépense militaire qui se rattache à la fois à la notion de retenue stratégique et d’épargne globale pour satisfaire le second principe de la stratégie qu’est l’économie des forces.
Pour conclure cet immense tour d’horizon où se sont croisées tant de pistes qui éclairent la conflictualité des 50 dernières années et permettent d’illustrer l’apport continu de la théorie stratégique à la régulation des tensions et à la conduite des conflits, on trouve un chapitre 10 intitulé « Face à l’avenir » qui termine cet ouvrage qui comporte autant de pages que l’année de jours. Cette dernière réflexion à valeur prospective montre combien le monde évolue et se transforme dans une compétition nouvelle dont on découvre que le moteur pourrait être la démographie qui modifie en permanence la cartographie humaine, économique et politique. On suivra les auteurs pour relever que même si les diverses superstructures stratégiques dont s’est dotée à l’usage la planète (Etats, frontières, alliances, armées régulières, traités, arbitrages, conflits) s’estompent ou se relativisent, les compétitions d’intérêts des peuples qui l’habitent utilisent toujours l’art des combinaisons aux effets multiples pour atteindre leurs buts habituels, se survivre, accaparer des richesses, imposer des vues. On remerciera donc les auteurs de nous avoir montré que les métamorphoses actuelles de la guerre n’invalident en rien la stratégie et lui conservent son caractère de belle discipline digne d’études approfondies.
On regrettera pourtant l’exploration insuffisante de trois domaines infra ou trans-étatiques qui auraient dû apparaitre avec plus de force dans ce panorama de la conflictualité des temps modernes. La question de la criminalisation de la délinquance ordinaire voire de sa militarisation qui affecte désormais les sociétés avancées en leur sein même et crée une forme de guerre larvée intérieure. Celle d’affrontements majeurs utilisant la violence le plus souvent armée de la « guerra » qui sont liés à l’amplification massive des trafics de la drogue, entre forces transversales pour le contrôle de marchés et de territoires. Enfin celle des menées de contrôle cybernétique, monétaire, économique, financier, culturel, éthique ou religieux que des forces non étatiques hybrides imposent aux Etats avancés ou émergents pour les assujettir à leurs intérêts. Toutes trois sont trop peu présentes sur le radar de « la politique et de la guerre ».
On aurait peut-être aimé aussi que l’affirmation du caractère éternel de la Guerre soit mieux balancée par celle récente et décisive de sa mutation profonde à l’ère atomique suivant ainsi le chemin tracé par le général Beaufre pour qui « la grande guerre et la vraie paix sont mortes ensemble ». Une bibliographie éclectique révèle en fin d’ouvrage les belles sources souvent récentes auxquelles les auteurs se sont alimentés et une solide culture stratégique dont on aimerait penser qu’elle est non seulement entretenue dans nos académies militaires mais soutenue par le haut commandement des armées et qu’elle continue d’alimenter la réflexion de chercheurs militaires dont le pays a plus que jamais besoin.
Cet ouvrage passionnant est à conseiller à tous les étudiants, stagiaires, auditeurs de l’Ecole militaire, celle de Paris comme celles des capitales du monde stratégique mais aussi de nos universités, écoles supérieures et instituts, et des entreprises aux prises avec une compétition dérégulée.
L’homme, la politique et la guerre– François Géré et Lars Wedin- Ed Nuvis 2017
JDOK